(Réédition du 28 juin 2018)
A LA MARTIN
Chaque jour, pour moi, se rejouait l’aventure du bus m’absorbant dans le flot des lycéens s’en allant jouer dans la cour des grands, au lycée. Chaque jour, le même trajet vers une nouvelle journée qui n’en finissait pas de ne pas en finir avec elle-même… Chaque jour, en attendant le début des cours, du lundi au samedi midi, se déroulait le rituel du café noir à un franc vingt dans l’un des nombreux troquets de l’avenue Berthelot, Le Relais, le Christina, non loin du Bachut et de son théâtre. Et chaque jour, sur les mêmes planches, au même endroit, se répétait la même scène avec les mêmes acteurs en herbe. Stan Smith aux pieds, une Chesterfield se consumant entre mes doigts, les mains accrochées au flipper, concentrés sur la partie en cours, nous rêvions le monde de demain. Nous parlions du week-end à venir, des vacances, du dernier film avec Stalone ou Schwarzenegger, des filles, de fringues, du dernier titre des Tears for Fears ou de She’s in parties de Bauhaus… Nous avions faim de la vie.
Un peu de philo, histoire d’avoir au moins entendu un jour parler de Platon ou de Spinoza, des nombres complexes à la pelle en maths, des vecteurs de Fresnel indigestes en physique, de la résistance des matériaux en mécanique et des heures d’atelier en blouse bleue à attendre que le soir pointe son nez. Un prof de dessin industriel à vous dégoûter à vie des matières technologiques, un prof de techno-schéma – en blouse blanche – sous antidépresseur, laissant s’évaporer ses élèves qui sortaient un par un de son cours sans même se cacher, un prof d’allemand à moitié chauve et austère, des journées entières qui défilent et s’enchaînent les unes après les autres. Du matin au soir, sept heures de cours par jour excepté les mercredis et samedis après-midi, sept longues heures de cours à vouloir respirer un autre air, celui que l’on attrape dès que l’on franchit les grilles extérieures de la Martin Monplaisir.
Et hop ! en route vers l’aventure. Lyon, sa presqu’île, Bellecour, la rue de la République, la rue Edouard Herriot, le pont du maréchal Juin, le quai de la Pêcherie, les Terreaux, Saint Paul, Saint Jean, Saint Paul, Fourvière, ça sentait bon le pavé, l’évasion et la promesse d’une belle vie. Ses cours, ses avenues, ses quais de Saône, ses rues piétonnes qui grouillent de monde, ses ruelles obscures sentant l’égout, ses quartiers parfumés d’aventures et de révoltes, ses pentes du 1er arrondissement, le 5ème et ses traboules, ses cervelles de canut… Lyon nous tendait amoureusement les bras comme pour nous dire mille mots doux à l’oreille. Quelle ville ! Son histoire riche et tourmentée sonnait pour nous comme un appel à l’école buissonnière, comme une invitation à faire craquer les cours pour apprendre la « vraie » vie. Nous foulions le même sol que tous ces Lyonnais révoltés contre la Convention puis assassinés aux Brotteaux à coup de mitraille par la Terreur. Nous marchions sur les pas de nos aînés. Quel pouvoir invisible et irrésistible d’une grande cité sur l’imagination d’un ado qui n’en était déjà plus un, et d’un adulte qui n’en était pas encore un !
L’école, le lycée, nous, on s’en foutait un peu même si… même si, avant toute chose, tout en voulant imiter les adultes, leurs comportements, on aimait notre statut de lycéen. On voulait passer le bac et surtout l’avoir. Il ne pouvait en être autrement ! Nos parents, eux, n’avaient pas eu le choix, le collège unique n’existait pas encore. Après l’école primaire de la Plaine et le certificat d’étude, c’était soit la 6ème soit le CAP. Et selon les moyens financiers, la CSP, le quartier de résidence ou un petit coup de pouce de l’institutrice, la vie prenait à gauche ou à droite, études supérieures ou enseignement professionnel. Mais nous, on arrivait après et on avait de la chance. Pour beaucoup d’entre nous, la voie était toute tracée, de la primaire au bac. On voulait devenir étudiant et avoir une belle carte nous donnant accès au futur, mais aussi à toutes ces soirées prometteuses en rencontres et en liberté. Le reste ne devrait être qu’une simple formalité. Les études supérieures ne seraient que l’antichambre d’une vie agréable et plus facile que celle de nos parents. En attendant, être à La Martin, après tout, c’était déjà faire partie de quelque chose, avoir des potes, une vie. Alors, le soir, après les cours, on rentrait en courant chez ses parents, pour vider le frigo, travailler ses cours, prendre un bon bain, une douche et attendre le matin suivant que tout recommence.
John Ibonoco
At the Martin
Every day, for me, the adventure of the bus absorbing me in the stream of high school students going to play in the big league, in high school, was replayed. Every day, the same journey towards a new day that never ended with itself… Every day, while waiting for classes to start, from Monday to Saturday at noon, the ritual of a black coffee at one franc twenty in one of the many cafés on Avenue Berthelot, Le Relais, the Christina, not far from Bachut and its theater, took place. And every day, on the same boards, in the same place, the same scene was repeated with the same budding actors. Stan Smith on my feet, a Chesterfield burning between my fingers, my hands hanging on the pinball machine, focused on the game in progress, we were dreaming of tomorrow’s world. We were talking about the coming weekend, about vacations, about the last movie with Stalone or Schwarzenegger, about girls, about clothes, about the last track of Tears for Fears or She’s in parties of Bauhaus… We were hungry for life.
A bit of philosophy, just to have heard at least one day about Plato or Spinoza, lots of complex numbers in math, indigestible Fresnel vectors in physics, resistance of materials in mechanics and hours of workshop in blue coat waiting for evening to come. An industrial design teacher who would put you off technological subjects for life, a techno-sketch teacher – in a white coat – on antidepressants, letting his students evaporate as they left his class one by one without even hiding, a half-bald and austere German teacher, whole days that went by and followed one after the other. From morning to night, seven hours of classes a day except on Wednesday and Saturday afternoons, seven long hours of classes trying to breathe another air, the one you catch as soon as you cross the outer gates of the Martin Monplaisir.
And off we went on an adventure. Lyon, its peninsula, Bellecour, the rue de la République, the rue Edouard Herriot, the maréchal Juin bridge, the quai de la Pêcherie, the Terreaux, Saint Paul, Saint Jean, Saint Paul, Fourvière, it smelled good the pavement, the escape and the promise of a beautiful life. Its courtyards, its avenues, its quays of Saône, its pedestrian streets teeming with people, its obscure alleys smelling of sewage, its districts perfumed with adventures and revolts, its slopes of the 1st district, the 5th and its traboules, its canut brains… Lyon lovingly held out its arms to us as if to say a thousand sweet words in our ears. What a city! Its rich and tormented history sounded to us like a call to play hooky, like an invitation to break away from school to learn about « real » life. We were treading the same ground as all those Lyonnais who revolted against the Convention and were then assassinated in Brotteaux by machine gun fire during the Terror. We were walking in the footsteps of our elders. What an invisible and irresistible power of a great city on the imagination of a teenager who was already not one anymore, and of an adult who was not one yet!
School, high school, we didn’t give a damn even if… even if, above all, while wanting to imitate adults, their behaviors, we liked our high school status. We wanted to pass the baccalaureate and especially to have it. It could not be otherwise! Our parents did not have the choice, the unique college did not exist yet. After the elementary school of the Plain and the certificate of study, it was either the 6th or the CAP. And depending on financial means, social class, neighborhood of residence or a little help from the teacher, life took a left or a right turn, higher education or vocational training. But we arrived later and we were lucky. For many of us, the path was clear, from elementary school to high school. We wanted to become students and have a nice card giving us access to the future, but also to all those promising evenings in meetings and freedom. The rest should be a mere formality. Higher education would be the antechamber to a pleasant and easier life than our parents’. In the meantime, being at La Martin, after all, was already being part of something, having friends, a life. So, in the evening, after classes, we would run back to our parents’ house, to empty the fridge, work on our classes, take a good bath, a shower and wait for the next morning for everything to start again.
John Ibonoco
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Avec le recul, c’est vrai que nous étions chanceux. Même si parfois on aurait bien aimé quitté le bahut. Et puis Lyon…ah oui, quelle ville ! 🙂
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Peut-être l’adolescence est-elle ainsi gravée dans nos souvenirs : belle et porteuse d’espoirs ? Mais quelle période !
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