EL LLANO

DSCN3450
EL PUENTE EL LLANO DEL BEAL

J’aime de temps à autre laisser vagabonder mes pensées du côté de ces terres chaudes et arides, non loin de Cartagena. Il me semble alors que je suis une autre personne, tantôt un enfant ouvrant grand ses yeux sur un monde aux accents différents, tantôt un jeune adulte recherchant les terrasses nocturnes des boîtes de nuit à ciel découvert. Là-bas, il fait bon, il fait beau, même le Coca a un autre goût. Tout a un autre goût d’ailleurs : les secondes qui s’étirent paisiblement, la couleur de la paella étalée dans sa poêle, le brouhaha du dimanche en famille à la plage et même l’alcool made in Spain pas toujours très agréable à la première gorgée… Toutes les images sont là d’un coup et s’animent. Je ferme les yeux comme pour mieux les faire revivre. Je tends le bras et caresse tendrement cette terre rougie et embrasée par un soleil de midi aux rayons puissants et pesants. Elle sent encore bon l’enfance de mon père et réchauffe ma main des histoires du passé qu’il nous racontait, petits, à table… La vie difficile de ses parents dans une Espagne ravagée par la guerre, lui le petit dernier au milieu de ses frères et sœurs, ses parties de braconnage avec ses copains, le retour de l’école, les curés qu’ils bouffent, les franquistes, cela en fait quelques chapitres à raconter.

Face à moi, de vastes étendues quasi désertiques s’offrent nues au regard de ma mémoire. Je suis entouré de collines terreuses et caillouteuses caressées par les vents chauds remontant du Maroc. De-ci, delà, quelques buissons secs recouverts de grappes de petits escargots blancs attendent patiemment les douces pluies d’automne afin de reverdir le temps d’un orage. Le lit d’une rivière totalement asséché creuse dans la plaine comme un canyon qui se perd au loin dans les recoins d’un paysage lunaire. Abandonnés par le progrès technique, de nombreux vieux puits centenaires aux bords de pierres ainsi que quelques autres vieux chevalements de mine de plomb surmontés de leurs deux grandes poulies s’éparpillent en silence sur les flancs de ces collines. A La Union, El Llano del Beal, Estrecho de San Gines, Los Niestos, le temps des mineurs est révolu pour toujours, la silicose ne tuera plus personne par ici…

L’air marin chargé d’iode remonte de la côte située à quelques kilomètres seulement. Il vient se mêler avec finesse aux parfums des collines, aux senteurs des figuiers, des orangers et des citronniers. Nul ne peut échapper à cette puissance des senteurs qui sature l’air ambiant par endroit. Non loin de moi, un figuier de barbarie porte fièrement sur ses bras arrondis et piquants ses fruits protégés par des glochides montant la garde tandis que le chant continu et soutenu des cigales – tranquillement accrochées à de vieux poteaux électriques – semble sonner l’heure de la sieste. Ici, difficile de se soustraire à cette coutume mûrie par des siècles et des siècles de chaleur qui plongent chaque individu dans une torpeur telle que seule la « siesta » peut les en délivrer. « C’est culturel », me disait un jour mon cousin Alberto.

Et toi, où es-tu à présent ? Souvent, je pense à toi. Il est déjà dix-huit heures. Tu es assis sur une chaise faite de bois et de paille ou un tabouret, au coin de ta maison, bien à l’ombre, en plein milieu du mois d’août. Il fait au moins trente-cinq degrés Celsius sous l’oranger qui jouxte la terrasse. Le chemin de terre qui mène à ta demeure, les pierres, les champs brûlés par le soleil, tout semble trembler, se décomposer et se dissoudre dans cette chaleur insupportable. Faisant face à ce petit bout chemin caillouteux qui part de chez toi pour rejoindre un plus loin la route goudronnée, tu attends, une cigarette à la main, le paquet souple de Ducados blanc et bleu rangé dans la poche de ta chemisette bleue. Tu attends parfois en dégustant une bière San Mahou et en savourant ta tranquillité. Et tu attends. Et tu attends impassiblement, sans un geste, sans un murmure, sans le moindre bruit. Et tu attends que vienne la fraîcheur du soir, que viennent tes enfants, que vienne te visiter ton frère. Tu ne sais s’il viendra aujourd’hui mais chaque jour, tu attends et tu espères : le vent de 1958 a déjà depuis bien longtemps soufflé sur la jeunesse de toute une génération. Il a emporté avec lui depuis tant de paroles, tant de rires, tant de souvenirs et tant de vies… Je m’approche de toi, je vois tes yeux briller derrière les verres épais de tes lunettes et tu souris.


Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s