
(Réédition du 28 juin 2018)
EL LLANO
J’aime de temps à autre laisser vagabonder mes pensées du côté de ces terres chaudes et arides, non loin de Cartagena. Il me semble alors que je suis une autre personne, tantôt un enfant ouvrant grand ses yeux sur un monde aux accents différents, tantôt un jeune adulte recherchant les terrasses nocturnes des boîtes de nuit à ciel découvert. Là-bas, il fait bon, il fait beau, même le Coca a un autre goût. Tout a un autre goût d’ailleurs : les secondes qui s’étirent paisiblement, la couleur de la paella étalée dans sa poêle, le brouhaha du dimanche en famille à la plage et même l’alcool made in Spain pas toujours très agréable à la première gorgée… Toutes les images sont là d’un coup et s’animent. Je ferme les yeux comme pour mieux les faire revivre. Je tends le bras et caresse tendrement cette terre rougie et embrasée par un soleil de midi aux rayons puissants et pesants. Elle sent encore bon l’enfance de mon père et réchauffe ma main des histoires du passé qu’il nous racontait, petits, à table… La vie difficile de ses parents dans une Espagne ravagée par la guerre, lui le petit dernier au milieu de ses frères et sœurs, ses parties de braconnage avec ses copains, le retour de l’école, les curés qu’ils bouffent, les franquistes, cela en fait quelques chapitres à raconter.
Face à moi, de vastes étendues quasi désertiques s’offrent nues au regard de ma mémoire. Je suis entouré de collines terreuses et caillouteuses caressées par les vents chauds remontant du Maroc. De-ci, delà, quelques buissons secs recouverts de grappes de petits escargots blancs attendent patiemment les douces pluies d’automne afin de reverdir le temps d’un orage. Le lit d’une rivière totalement asséché creuse dans la plaine comme un canyon qui se perd au loin dans les recoins d’un paysage lunaire. Abandonnés par le progrès technique, de nombreux vieux puits centenaires aux bords de pierres ainsi que quelques autres vieux chevalements de mine de plomb surmontés de leurs deux grandes poulies s’éparpillent en silence sur les flancs de ces collines. A La Union, El Llano del Beal, Estrecho de San Gines, Los Niestos, le temps des mineurs est révolu pour toujours, la silicose ne tuera plus personne par ici…
L’air marin chargé d’iode remonte de la côte située à quelques kilomètres seulement. Il vient se mêler avec finesse aux parfums des collines, aux senteurs des figuiers, des orangers et des citronniers. Nul ne peut échapper à cette puissance des senteurs qui sature l’air ambiant par endroit. Non loin de moi, un figuier de barbarie porte fièrement sur ses bras arrondis et piquants ses fruits protégés par des glochides montant la garde tandis que le chant continu et soutenu des cigales – tranquillement accrochées à de vieux poteaux électriques – semble sonner l’heure de la sieste. Ici, difficile de se soustraire à cette coutume mûrie par des siècles et des siècles de chaleur qui plongent chaque individu dans une torpeur telle que seule la « siesta » peut les en délivrer. « C’est culturel », me disait un jour mon cousin Alberto.
Et toi, où es-tu à présent ? Souvent, je pense à toi. Il est déjà dix-huit heures. Tu es assis sur une chaise faite de bois et de paille ou un tabouret, au coin de ta maison, bien à l’ombre, en plein milieu du mois d’août. Il fait au moins trente-cinq degrés Celsius sous l’oranger qui jouxte la terrasse. Le chemin de terre qui mène à ta demeure, les pierres, les champs brûlés par le soleil, tout semble trembler, se décomposer et se dissoudre dans cette chaleur insupportable. Faisant face à ce petit bout chemin caillouteux qui part de chez toi pour rejoindre un plus loin la route goudronnée, tu attends, une cigarette à la main, le paquet souple de Ducados blanc et bleu rangé dans la poche de ta chemisette bleue. Tu attends parfois en dégustant une bière San Mahou et en savourant ta tranquillité. Et tu attends. Et tu attends impassiblement, sans un geste, sans un murmure, sans le moindre bruit. Et tu attends que vienne la fraîcheur du soir, que viennent tes enfants, que vienne te visiter ton frère. Tu ne sais s’il viendra aujourd’hui mais chaque jour, tu attends et tu espères : le vent de 1958 a déjà depuis bien longtemps soufflé sur la jeunesse de toute une génération. Il a emporté avec lui depuis tant de paroles, tant de rires, tant de souvenirs et tant de vies… Je m’approche de toi, je vois tes yeux briller derrière les verres épais de tes lunettes et tu souris.
John Ibonoco
EL LLANO
From time to time I like to let my thoughts wander to these hot and arid lands, not far from Cartagena. It seems to me then that I am another person, sometimes a child opening his eyes wide on a world with different accents, sometimes a young adult looking for the night terraces of the nightclubs in the open sky. Over there, it’s nice, it’s sunny, even the Coke has a different taste. Everything has another taste: the seconds that stretch peacefully, the color of the paella spread in its pan, the hubbub of Sunday family at the beach and even the alcohol made in Spain not always very pleasant at the first sip… All the images are there at once and come to life. I close my eyes as if to make them come alive again. I stretch out my arm and tenderly caress this earth, reddened and set on fire by a powerful and heavy midday sun. It still smells good of my father’s childhood and warms my hand with the stories of the past that he used to tell us, as children, at the table… The difficult life of his parents in a Spain ravaged by war, him the youngest among his brothers and sisters, his poaching parties with his friends, the return from school, the priests they eat, the Francoists, that makes a few chapters to tell.
In front of me, vast expanses of almost desert are offered naked to the gaze of my memory. I am surrounded by earthy and stony hills caressed by the hot winds coming from Morocco. Here and there, a few dry bushes covered with bunches of small white snails patiently wait for the soft autumn rains to green up again during a storm. The bed of a river completely dried up digs in the plain like a canyon which gets lost in the distance in the recesses of a lunar landscape. Abandoned by the technical progress, many old shafts with stone edges as well as some other old lead mine headframes topped by their two big pulleys are scattered in silence on the sides of these hills. In La Union, El Llano del Beal, Estrecho de San Gines, Los Niestos, the time of the miners is gone forever, silicosis won’t kill anyone around here anymore…
The iodine-laden sea air rises from the coast only a few kilometers away. It comes to mix with finesse with the perfumes of the hills, with the scents of fig, orange and lemon trees. No one can escape this power of scents that saturates the air in some places. Not far from me, a prickly pear tree proudly bears on its rounded and prickly arms its fruits protected by glochids standing guard while the continuous and sustained song of cicadas – quietly hanging on old electric poles – seems to sound the hour of the siesta. Here, it is difficult to escape this custom, matured by centuries and centuries of heat, which plunges each individual into such a torpor that only the « siesta » can deliver them from it. « It’s cultural, » my cousin Alberto once told me.
And you, where are you now? I often think about you. It’s already six o’clock. You are sitting on a chair made of wood and straw or a stool, in the corner of your house, in the shade, in the middle of August. It is at least thirty-five degrees Celsius under the orange tree next to the terrace. The dirt road that leads to your house, the stones, the sunburned fields, everything seems to be shaking, decomposing and dissolving in this unbearable heat. Facing this small stony path that leaves your house to join the asphalt road, you wait, a cigarette in your hand, the flexible packet of white and blue Ducados stored in the pocket of your blue shirt. Sometimes you wait while enjoying a San Mahou beer and savoring your tranquility. And you wait. And you wait impassively, without a gesture, without a whisper, without the slightest noise. And you wait for the cool of the evening, for your children to come, for your brother to visit you. You don’t know if he will come today, but every day you wait and hope: the wind of 1958 has long since blown over the youth of a whole generation. It has carried with it so many words, so much laughter, so many memories and so many lives… I approach you, I see your eyes shining behind the thick lenses of your glasses and you smile.
John Ibonoco
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Thank You
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Douce ambiance nostalgique. Cette dernière n’a pas que des désavantages (parfois elle nous rend triste), elle nous replace dans le monde. Notre monde. Ce tricot complexe de souvenirs, souhaits, regrets.
Bonne idée d’avoir réédité de texte.
Biz et amitié, cher John ! J’espère que tu vas bien.
A bientôt !
Dom Zéa
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Bonjour Dom,
Je pense souvent à ce village en Espagne, très souvent. Que de beaux et bons souvenirs : parfois il ne nous plus grand-chose d’autre.
Bizzz et amitiés
John
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Les souvenirs c’est précieux. Il faut les garder bien au chaud.
Belle soirée à toi, John.
Biz de Dom
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J’essaie, j’essaie. C’est pour cette raison que j’en évoque certains. Alors comme tu le dis si joliment, je les garde au chaud.
Belle journée Dom
Amitiés
John
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C’est un très beau texte qui transpire la belle Espagne … alors tu parles aussi l’espagnol !
Y retournes tu quelques fois ?
j’y suis allée plusieurs fois, en train, en bus en Andalousie surtout mais il y a si longtemps mais pas en Murcie …et j’ai aimé ! beaucoup !
Bonne soirée John 😘
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Bonjour Juliette
Mon père est né en Espagne. Je le comprends très bien mal le parle mal : un vrai drame 😉.
Cela fait plus de 10 ans que je ne suis pas retourné dans le Sud. J’y ai encore de la famille.
Merci de tes mots Juliette.
Amitiés
John
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J’aime beaucoup ce texte qui m’a fait voyager.
Bonne journée 🙂
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Merci Gyslaine. J’aime partager certains souvenirs et lorsque l’on m’écrit un commentaire comme le tien, j’en suis heureux : j’ai pu transmettre des émotions, des parfums, des couleurs.
Bonne journée
Amitiés
John
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bonne journée à vous aussi 🙂
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Belle journée à toi Gyslaine 😀
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Bonjour John un superbe texte , une ambiance très douce, mélancolique sans trop, c’est tellement bien écrit que je me croyais dans ce paysage, je te voyais approchant l’homme qui souriait… j’ai aussi aimé le souvenir du vent de 1958 qui a soufflé et emmené des personnes ,des amis… je me répète c’est un très beau texte. bon après-midi Bisous MTH
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Bonjour Marie,
Tu as parfaitement ressenti ce que je voulais transmettre…
Cet homme c’était mon oncle. Aujourd’hui, il ne reste plus que les habitations et quelques parents.
Bisous Marie.
Amitiés
John
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A reblogué ceci sur Marie des vigneset a ajouté:
Un très très beau texte, une atmosphère douce-amère, des souvenirs, le vent qui a emmené la jeunesse et plus encore des personnes aimées…
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Merci Marie
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C’est sublime bravo. Amicalement
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Bonjour Renée,
Je te remercie sincèrement de tes mots.
Bonne fin d’après-midi
Amitiés
John
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Vous lisant vos mots sublimes de souvenirs d’un temps qui n’est plus me rentre dans la peau…
Belle journée ibonoco.
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Merci de vos mots Mariliane car ils me disent que vous avez perçu les émotions que je cherchais à transmettre. C’est une belle chose.
Belle journée également
Amitiés
John
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Love that picture. It is very evocative.
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Thank you for your words 😀
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