Avertissement au lecteur :
Avant de lire cette histoire, née de la rencontre de souvenirs enfouis au fin fond de l’âme d’un enfant et de l’imagination de l’adulte qu’il est un jour devenu, sachez que vous entrez dans un cimetière… mais pas celui qui ferait peur, plutôt celui qui ferait parler les morts — et parfois même réfléchir les vivants. Plus qu’une histoire, qu’une simple histoire ou une fable, ce texte est un véritable hommage, de l’enfant à son père.
Voici donc un petit préambule avant de plonger dans l’histoire : malgré ce que le titre pourrait laisser croire, ce récit n’a rien de lugubre. On y parle bien d’un cimetière, oui — mais d’un cimetière comme on en croise rarement, un endroit où les morts semblent avoir plus de personnalité que la plupart des vivants.
On y croise une baronne russe tombée du ciel, un espion britannique trop sérieux pour être honnête, un médecin écossais qui a vu plus de pays que votre globe terrestre, une Anglaise nostalgique de la pluie, un champion local du troquet… et Paul, évidemment, qui finit par tenir salon au milieu de tout ce beau monde.
Bref : si vous aviez en tête des allées grises et des chrysanthèmes qui tirent la gueule, oubliez. Ici, les tombes discutent entre elles, les parapluies servent d’ombrelles, et même les eucalyptus se mêlent de la conversation.
Installez-vous.
Paul a déjà commencé à vous présenter ses voisins.
Et comme souvent avec lui… ça vaut le détour
John Ibonoco
UN CIMETIÈRE À NICOSIE
(Destiné à la famille)
Par Cat
Sparklehorse – Gold Day – 2001
Paul était un passionné d’histoire et de littérature, surtout grecque et latine. Il vivait à Chypre où il avait pris sa retraite et y est mort en 2013.
C’est un cimetière en plein centre de Nicosie, si bien caché derrière de hauts murs de grès lumineux qu’on ne peut pas en deviner la fonction à moins d’apercevoir la modeste plaque à son entrée avec l’inscription « British cemetery ».
Paul, qui détestait les cimetières, l’alignement ordonné des tombes, l’absence de végétation autre que ces arrangements floraux qui imitent si bien le plastique qu’il est difficile de distinguer les fleurs artificielles des vraies, aurait adoré celui-ci.
C’est un grand jardin désordonné plein d’arbres : pins, palmiers, cyprès, eucalyptus aux frondaisons hirsutes. L’élagueur des jardins publics n’est pas passé.
Aucune logique dans le positionnement des tombes. Elles semblent avoir été jetées là, pêle-mêle, au petit bonheur la chance : croix de guingois, stèles semi-écroulées. Pas d’allées, mais des chemins sinueux qui serpentent de tombe en tombe.
Là où il se trouve, Paul est bien entouré. Je le sais, j’ai « googlisé » ses voisins.
D’abord, noblesse oblige, sa voisine la plus proche : la Baronne Milon de Véraillon. Grand-mère (très snob) doit être ravie. Paul fréquente enfin du beau monde. Sur sa tombe, on lit : « née en Russie en 1860, décédée à Chypre en 1949 ». Le 23/02/1881, elle épouse le président du cercle philharmonique de Nice. En novembre 1891, un journal niçois note sa présence à une représentation de « Giroflé-Girofla », opéra bouffe composé par un certain Charles Lecocq. Elle est donc mélomane, sans doute cultivée. Elle aura lu les œuvres complètes de Dostoïevski (un des auteurs préférés de Paul). Ils vont pouvoir discuter.
La famille de son mari doit son ascension sociale à sa fidélité au clergé légitime (je vous épargne l’obscure histoire d’un évêché schismatique du début du XVe siècle). Là aussi, grand-mère doit être contente. Je la soupçonne de s’être aperçue que Paul avait déguisé les Mémoires de Berlioz en missel pour bouquiner tranquillement quand il l’accompagnait à la messe. De son point de vue, un cours de rattrapage sur la véritable orthodoxie (apostolique et romaine, bien sûr) lui fera le plus grand bien.
Ensuite vient Meric Wulfe Dobson (1917-1994) : espion, agent du SOE (Special Operations Executive), service secret britannique chargé de soutenir les mouvements de résistance dans les pays occupés pendant la 2e guerre mondiale. Aïe ! Les conversations seront plus tendues. Je sens que Paul ne va pas résister à la tentation de lui reprocher, personnellement, l’accueil mitigé que reçut le Général de Gaulle, de la part des Grands-Bretons, au début de la guerre. Le temps passant, il va bien trouver le moyen de l’accuser de s’être laissé, avec ses compatriotes, bouter hors du royaume de France par une gamine analphabète (Jeanne d’Arc), et ainsi, d’avoir fait des Anglais des insulaires égoïstes et grincheux. Des alliances mieux protégées, des stratégies mieux pensées, menant à la victoire, leur auraient permis de découvrir que la bière est meilleure fraîche, que le vin est meilleur que la bière, que Paris fait une meilleure capitale que Londres (toute la cour aurait d’ailleurs déménagé), que la langue anglaise ne mérite que le statut de langue régionale mineure (le français l’aurait bien entendu supplantée) et que la sauce à la menthe n’apporte rien au gigot, bien au contraire.
C’est avec le Brigadier William Moore Cameron (1892-1974) qu’il va s’entendre. C’est un médecin militaire écossais, grand voyageur comme lui. Il a exercé partout : Irak, Palestine, Inde, Istanbul, Égypte… Tous deux ont choisi des professions qui ne mènent habituellement pas au voyage. Tous deux ont découvert qu’ils souhaitaient voir le monde. Tous deux ont trouvé un biais pour réaliser ce rêve. William en abandonnant la carrière tranquille mais sédentaire qu’offrait un cabinet médical d’une banlieue de Glasgow pour s’engager dans l’armée. Paul en quittant l’Éducation nationale pour les Affaires étrangères. J’imagine leurs conversations futures :
– Paul : « Mon cher William, vous qui avez vécu en Irak, en avez-vous profité pour visiter le site archéologique […] ? »
– William : « Yes of course »
Partager leurs souvenirs va leur permettre de continuer à voyager.
Il y a les deux oubliés des moteurs de recherche.
Prudence Joyce Seymour, quoi de plus anglais et de plus désuet comme nom. Quelqu’un a installé un parapluie ouvert au-dessus de sa tombe, sans doute pour la protéger de ce soleil si peu anglais. Quand la brise agite les feuilles d’eucalyptus, elle a l’illusion un instant d’entendre la pluie de son Angleterre natale. Paul la consolera de n’être pas rentrée à temps pour reposer parmi les siens : « Nous sommes bien ici. Tous ces gens que vous dites être des étrangers, observez-les bien. Vous vous apercevrez qu’ils sont comme vous, comme moi. Seules la bêtise et l’ignorance séparent les hommes. »
John Francis Baggeley (1939-2012), s’il n’a laissé aucune trace sur le web, il est clair que les piliers des bars locaux le portent en haute estime. Un compagnon de biture s’est assuré qu’il n’aurait pas soif et un verre de vin blanc orne sa tombe à l’endroit où l’on pose habituellement des fleurs. Ils vont boire ensemble. La Baronne, Meric, William, Prudence, John et les autres constateront que ce grand type au pif d’empereur romain (Paul) et à l’air austère cache une nature de bon vivant.
Je n’ai pas trouvé de tombe portant l’inscription « Mme Chose, diplômée d’hexamètre dactylique » ou « John Doe, President of the Nicosia branch of the Homer Fan Club » – Paul s’était amusé à refaire une traduction en français de l’Odyssée en restituant au mieux le rythme du texte grec. Pourtant des lecteurs d’Homère dans ce cimetière, il y en a forcément. Il reste à Paul l’éternité pour les trouver.
Cat-2013
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Reader Advisory:
Before you dive in, just know this: you’re about to step into a cemetery… but not the spooky kind. More the kind where the dead chat among themselves — and occasionally teach a thing or two to the living.
So here’s a litt
le heads-up before the story begins: despite what the title suggests, there’s nothing gloomy here. Yes, it’s a cemetery — but the sort you almost never see, a place where the dearly departed seem to have more personality than most of us walking around.
You’ll meet a Russian baroness straight out of another century, a British spy who takes himself a little too seriously, a Scottish military doctor who’s probably seen more countries than your passport ever will, an English lady who still misses the rain, a local bar legend… and of course Paul, who somehow ends up hosting a social club right in the middle of all this.
So if you’re picturing gray paths, sad chrysanthemums, and an atmosphere fit for a funeral home commercial — forget it. Here, tombstones gossip, umbrellas become shade structures, and even the eucalyptus trees seem to lean in for the conversation.
Take a seat.
Paul is already introducing you to his neighbors.
And as usual with him… it’s worth the trip.
John Ibonoco
A Cemetery in Nicosia
(For the family)
By Cat
Sparklehorse – Gold Day – 2001
Paul was a devoted lover of history and literature, especially the Greek and Roman kind. He lived in Cyprus, where he retired, and where he passed away in 2013.
Right in the center of Nicosia lies a cemetery so well hidden behind tall, sun-washed sandstone walls that you’d never guess what it was unless you happened to notice the modest little sign at the entrance: “British Cemetery.”
Paul, who hated cemeteries — the neat rows of graves, the stiff, fake-looking floral arrangements that blur the line between plastic and “real” — would have adored this one.
It’s a sprawling, disorderly garden full of trees: pines, palms, cypresses, eucalyptus waving their wild branches like they’ve never seen a pair of pruning shears. Clearly, no municipal gardener has ever wandered through.
There is absolutely no logic to the layout of the graves. They look as though they were tossed there at random, wherever luck — or a distracted gravedigger — placed them: crooked crosses, half-collapsed headstones, and no pathways to guide you, only winding tracks meandering from one grave to the next.
Where he is now, Paul has excellent company. I know — I googled his neighbors.
First, nobility first, naturally: his closest neighbor is Baroness Milon de Véraillon. Grandmother (the very snobbish one) would be delighted. Paul is finally keeping the “right” company. Her tomb reads: “Born in Russia in 1860, died in Cyprus in 1949.” On February 23, 1881, she married the president of the Philharmonic Circle of Nice. In November 1891, a Nice newspaper mentioned her attending a performance of Giroflé-Girofla, an operetta by Charles Lecocq. She was clearly musical, undoubtedly cultivated. She most likely read the complete works of Dostoevsky (one of Paul’s favorites). They’ll have plenty to talk about.
Her husband’s family owed its social rise to its unwavering loyalty to the legitimate clergy (I’ll spare you the intricate drama of a schismatic bishopric in the early 15th century). Grandmother would be pleased here too. I’ve long suspected she caught Paul disguising Berlioz’s Memoirs as a missal so he could read during Mass. From her point of view, a refresher on “true” orthodoxy (apostolic and Roman, naturally) would do him some good.
Then there’s Meric Wulfe Dobson (1917–1994): spy, agent of the SOE (Special Operations Executive), the British secret service that supported resistance networks during World War II. Uh-oh. Those conversations might be more tense. I can already see Paul unable to resist blaming him personally for the chilly reception General de Gaulle received from the Brits at the start of the war. Give him a little time and he’ll probably end up accusing Dobson — along with all his countrymen — of getting themselves kicked out of France by an illiterate teenager (Joan of Arc), thus transforming the English into the grumpy islanders they are today.
If they’d protected their alliances better, planned their strategies more intelligently, and actually won the thing, they might have discovered that beer tastes better cold, that wine tastes better than beer, that Paris makes a better capital than London (the entire royal court would’ve moved there anyway), that English deserves no more than the status of a minor regional dialect (French would have happily replaced it), and that mint sauce contributes absolutely nothing to lamb — quite the opposite.
The one he will get along with is Brigadier William Moore Cameron (1892–1974), a Scottish military doctor and fellow world traveler. He practiced everywhere: Iraq, Palestine, India, Istanbul, Egypt… Both men chose professions that weren’t exactly designed for globe-trotting. Both discovered they wanted to see the world. Both found creative loopholes to make it happen. William by leaving behind the comfortable but sedentary life of a suburban Glasgow medical practice to join the army; Paul by leaving the French education system for the Foreign Service.
I can already imagine their conversations:
— Paul: “My dear William, since you lived in Iraq, did you ever get the chance to visit the archaeological site of […]?”
— William: “Yes, of course.”
Sharing their stories will allow them to keep traveling — long after the rest of us stop.
Then come the two forgotten by the search engines.
Prudence Joyce Seymour — could a name sound more quaintly English? Someone placed an open umbrella over her grave, no doubt to shield her from this very un-English sun. When the breeze shakes the eucalyptus leaves, she must almost imagine, for a brief second, the sound of rain from her native England. Paul will comfort her for not making it home in time to rest among her own people:
“We’re quite fine here. All these people you call strangers — look closely. You’ll realize they’re just like you, just like me. Only ignorance and foolishness divide us.”
John Francis Baggeley (1939–2012), though he left no trace online, is clearly held in high regard by the local bar regulars. One of his drinking companions made sure he wouldn’t go thirsty: a glass of white wine sits on his grave where flowers usually go. They’ll drink together. The Baroness, Meric, William, Prudence, John, and the rest will soon discover that the tall guy with the Roman-emperor nose (Paul) and the stern demeanor is actually a cheerful, good-natured soul.
I didn’t find any grave engraved with “Mrs. So-and-So, certified expert in dactylic hexameter” or “John Doe, President of the Nicosia branch of the Homer Fan Club” — Paul once re-translated The Odyssey into French, trying to restore the rhythm of the Greek original. But surely there must be Homer lovers in this cemetery. Paul has all eternity to find them.
Cat – 2013
pas d’aller ni de retour juste des histoires
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J’adore les histoires, connues, inconnues, imaginaires qui composent les cimetières! Et ces rencontres par delà la mort.
Merci pour ce partage John et douce soirée.
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Merci Marie. Je ferai part à l’auteure de tes impressions de lecture.
Belle soirée.
John
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Bonjour John , j’ai bien aimé cette histoire, c’est pas triste du tout, bisous bonne journée MTH
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Bonsoir Miss Marie,
Je transmets à l’auteur ton commentaire.
Bisous
John
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