Pale Shelter – Tears for Fears
Chaque matin, pour moi l’ado, c’était la même aventure : le bus m’absorbait dans le flot des lycéens, tous pressés d’aller jouer dans la cour des grands au lycée. Chaque jour, je reprenais le même trajet vers une nouvelle journée qui n’en finissait pas de ne pas en finir…
Avant les cours, du lundi au samedi midi, résonnait le rituel immuable : un café noir à un franc vingt au Relais ou au Christina, avenue Berthelot, non loin du Bachut. Sur ces mêmes planches, la même scène : une cigarette blonde se consumait entre mes doigts, laissant échapper son épaisse fumée bleue. Les mains rivées au flipper, concentrés sur la partie en cours, nous rêvions le monde de demain ; on parlait du week‑end à venir, du dernier film, des filles ou du nouvel album des Tears for Fears…
Puis, sitôt la clope écrasée et le dernier éclat de rire partagé, place au programme du jour : un zeste de philo — histoire d’avoir vaguement entendu parler de Platon ou de Spinoza —, des nombres complexes à la pelle en maths, des vecteurs de Fresnel indigestes en physique, la résistance des matériaux en mécanique, et des heures d’atelier en blouse bleue à guetter l’instant où le soir daignerait enfin pointer le bout de son nez.
Les profs ? Un vrai casting : un prof de dessin industriel, capable de vous dégoûter à vie des matières technologiques ; un prof de techno‑schéma, blouse blanche, sous antidépresseur, laissant s’évaporer ses élèves un par un sans même se cacher ; et le prof d’allemand mi‑chauve, mi‑austère. Et chaque jour, du matin au soir — sept heures de cours, sauf le mercredi et le samedi après‑midi —, on rêvait de respirer un autre air, celui que l’on attrape dès que l’on franchit les grilles extérieures du lycée Martin Monplaisir, cet air de liberté que l’on respire quand on n’a même pas encore vingt ans.
En route vers l’aventure : Lyon ! Sa presqu’île, les Terreaux, la rue de la République, la colline de Fourvière… tout sentait l’évasion et promettait une vie plus belle. La ville nous ouvrait grand les bras, comme pour nous murmurer mille mots doux à l’oreille : ses larges cours et avenues, ses quais de Saône baignés de lumière, ses rues piétonnes grouillant de monde, ses ruelles obscures aux relents d’égout, ses quartiers empreints d’aventures et de révoltes, ses pentes escarpées du 1ᵉʳ arrondissement, ses traboules secrètes, la place Bellecour et ses cervelles de canut ; et d’abord son Histoire : envahie par les Barbares, conquise par les Romains, assassinée par la Terreur, puis libérée par les Alliés et les FFI. Voilà l’appel irrésistible et invisible à l’école buissonnière de l’ado qui n’en est déjà plus un et de l’adulte qui n’en est pas encore un…
L’école, nous, on s’en foutait un peu, même si — avant toute chose et dans notre désir d’imiter les adultes — on adorait ce statut de lycéen. On voulait passer le bac, et surtout l’avoir plus que tout, pour enfin devenir étudiant et brandir cette carte magique ouvrant les portes des soirées étudiantes, des rencontres et de la liberté. Le reste ne serait qu’une simple formalité : les études sup’ ne seraient que l’antichambre d’une vie agréable et plus facile que celle de nos parents.
En attendant, être lycéen, après tout, c’était déjà faire partie de quelque chose : un état transitoire, un entre‑deux en devenir, dont l’issue seule serait l’âge adulte. Alors oui, la révolte, les grèves de lycéens, les manifs de 1986, c’était grisant… mais jusqu’à un certain point. Inévitablement, il fallait rentrer — ou plutôt regagner le cocon parental — vider le frigo, bosser pour le bac, prendre un bon bain ou une douche, puis attendre le lendemain que tout recommence.
Ainsi, du lycée, durant ces années d’exception dans la vie d’un adulte en devenir, je me souviens avec quelque nostalgie de purs moments de bonheur et d’exaltation ayant parfois tutoyé l’inaccessible et l’inutilité, le néant dans l’abstrait ou bien de mortels fous rires sans queue ni tête. Et c’est ainsi qu’une matinée de 1986, en cours de physique — tandis que mon estomac se mettait à gargouiller et que mon attention, épuisée par ces heures interminables, se relâchait dans un surcroît d’absurde — on commençait, avec mon pote, à se chamailler, à parler pour ne rien dire, pour tout dire et parfois pour trouver un bon mot, une belle expression ; et c’est là, qu’un jour, presque malgré moi, j’ai laissé échapper ces mots qui ne me quitteraient plus :
« Rien ne me touche, tout m’atteint ! »
Presque quarante ans et une vie plus loin, mon pote de classe et ami, Christophe, me ressort encore ce petit bout de phrase d’un autre temps au détour de l’une de nos discussions, quand nous avons la chance de nous revoir. Alors, l’adolescent en nous se ressouvient.
John Ibonoco
Pale Shelter – Tears for Fears
Every morning, for me—the teenager—it was the same adventure: the bus would engulf me in the tide of high schoolers, all eager to play in the big kids’ courtyard. Day after day, I took the same route toward a new day that never quite ended…
Before classes began, Monday through Saturday at noon, the unbreakable ritual played out: a black coffee for one franc twenty at Le Relais or Christina’s on Avenue Berthelot, just past Bachut. On those same worn wooden benches, the same scene repeated: a blonde cigarette burning between my fingers, its thick blue smoke curling into the air. Hands glued to the pinball machine, our eyes focused on the game in progress, we dreamed of tomorrow’s world; we talked about the upcoming weekend, the latest movie, the girls, or the new Tears for Fears album…
Then, as soon as the cigarette was stubbed out and the last laugh died down, it was time for the day’s lineup: a dash of philosophy—just enough to claim familiarity with Plato or Spinoza—countless complex numbers in math, indigestible Fresnel vectors in physics, material strength in mechanics, and hours spent in the workshop wearing blue smocks, watching for the moment when evening might finally choose to arrive.
The teachers? What a cast: the industrial design teacher who could kill any love for tech subjects forever; the technical-drawing teacher in a white coat on antidepressants, watching students drift out one by one without so much as a glance back; and the half-bald, stern German teacher. And each day, from morning ’til evening—seven hours of class, except Wednesday and Saturday afternoons—we longed to breathe a different air, the breath of freedom you taste the moment you step outside the Martin Monplaisir gates, that fresh youth breeze before you’ve even turned twenty.
Off to adventure: Lyon! Its peninsula, the Terreaux, Rue de la République, Fourvière Hill—everything smelled of escape and the promise of a better life. The city threw open its arms as if whispering a thousand sweet nothings in our ears: its broad boulevards and avenues, the sunlit banks of the Saône, pedestrian streets teeming with people, shadowy alleys redolent of sewers, neighborhoods steeped in adventure and revolt, the steep slopes of the 1st arrondissement, secret traboules, Place Bellecour and its canut silk weavers’ pastries—and above all its history: invaded by barbarians, conquered by the Romans, ravaged by the Terror, then freed by the Allies and the FFI. This invisible, irresistible call to cut class captured both the almost-grown kid and the not-yet-adult in me.
We didn’t care much about school—yet, before everything else and in our urge to mimic grown-ups, we cherished being high schoolers. We wanted to pass the baccalauréat—and more than anything to actually get it—so we could become students and flash that golden card granting entry to endless parties, new friendships, and freedom. The rest would be mere formality: higher education would be the antechamber to a life easier than that of our parents.
Meanwhile, being a high schooler meant belonging to something: a transitional state, an in-between on the path to adulthood. Sure, the student strikes and 1986 protests were thrilling—up to a point. But inevitably, you had to go home (or back to your parents’ place), empty the fridge, study for the bac, take a long bath or shower, and wait for tomorrow to roll around again.
Looking back on those exceptional years in the making of an adult, I remember with bittersweet nostalgia pure moments of joy and exhilaration that brushed the unreachable and the useless, the void of pure abstraction, or sparked wild, nonsensical laughter. And that’s how one morning in 1986, in physics class—my stomach loudly complaining, my attention melting away under the weight of those endless hours—my friend and I began bickering and chatting, talking just to talk, sometimes hunting for a clever turn of phrase. It was then, almost against my will, that I let slip the words that would never leave me:
“Nothing touches me, everything affects me!”
Nearly forty years and a lifetime later, my old classmate and friend Christophe still pulls out that snippet from another era whenever we’re lucky enough to meet. And in that moment, the teenager in each of us is reborn.
John Ibonoco
Bonjour John j’ai adoré ton texte, ta vie d’ado, tes rêves, les profs, les premières cigarettes , etc… bref tout ce qui a fait ta vie à cette époque , merci c’est un beau partage que j’ai apprécié. J’ai une de mes petites filles qui va vivre deux ans à Lyon pour ses études, mon petit fils qui finit cette année postule à Lyon , moi, j’ai visité Lyon il y a longtemps et j’ai aimé Bisous bonne fin de journée MTH
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Hello Marie,
Merci de tes mots. Et je souhaite la bienvenue à tes petits-enfants à Lyon qui est et reste une très belle ville à taille humaine. J’espère qu’ils vont aimer.
Bisous et amitiés
John
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Tout à fait super et agréable de lecture ! Que de bons souvenirs, John ! Bonne journée. Amitiés
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Merci de tes mots Colette.
Passe une belle soirée
John
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John, your narrative was an appreciated piece of writing. I was thinking today of some of my college friends and wondering how their lives have worked. We’ve been out of touch for many years.
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Thank you so much for your kind message; it truly means a lot to me! Like you, I often find myself thinking about old friends and wondering where life has taken them. Time really does fly, and sometimes we lose touch, but those memories remain special. I hope life has brought you great things, and who knows, maybe our paths will cross again someday!
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