REGARDER UN VIEUX RÊVE
Jack Kerouac singing « Home I’ll Never Be »
Sur le pont d’un cargo, les yeux perdus vers la côte, Kerouac redescend l’Amérique — non plus comme un clochard céleste ni même un trimadeur, à fond, assis à côté de Neal Cassady au volant de sa bagnole volée, dévorant des miles d’asphalte pour atteindre Frisco depuis New York, mais bercé par le roulis de l’océan, dans une lente dérive maritime. Le rivage qu’il aperçoit distinctement depuis le bateau n’est plus une frontière à franchir mais une ligne floue, brune, presque irréelle, comme une mémoire d’enfant qui vacille sous le soleil.
Il distingue les arroyos, les canyons, les cicatrices du continent, et avec eux, les rails du Southern Pacific — cette veine de fer qui longe l’océan comme un fil de destin, un destin qui l’a déjà mené d’Est en Ouest, du Nord au Sud – jusqu’au Mexique. Ce qu’il voit, ce n’est pas simplement un paysage : c’est une Amérique intérieure, déjà parcourue, déjà rêvée. Le monde extérieur se superpose à ses souvenirs, et le voyage devient contemplation.
« Like looking at an old dream » : ce n’est pas une nostalgie plaintive, mais une reconnaissance tranquille, celle d’un homme qui sait que les rêves s’érodent, comme les côtes, mais ne disparaissent jamais tout à fait.
John Ibonoco
« Je redescendis de la côte ouest de l’Amérique et du Mexique, mais par la mer, cette fois, avec, bien vue, le littoral brun aux contours imprécis où parfois, quand il faisait clair, je distinguais nettement les arroyos et les canyons que traversaient les voies du South Pacific quand elles longeaitent la côte. – J’avais l’impression de regarder un vieux rêve. »
Jack Kerouac – La vagabond solitaire – 1960
Publié en 1960, Lonesome Traveler (Le vagabond solitaire) occupe une place singulière dans l’itinéraire littéraire de Jack Kerouac. Après le succès fulgurant d’On the Road en 1957, Kerouac est à la fois célébré et assiégé : propulsé porte-parole de la Beat Generation, il peine à concilier célébrité soudaine et besoin d’authenticité. C’est dans ce contexte qu’il rassemble une série de récits autobiographiques, écrits pour la plupart auparavant, où il donne à lire ses expériences nomades sous un angle plus fragmenté, presque documentaire. Kerouac est d’ailleurs un écrivain prolifique – frustré par l’incompréhension du monde littéraire . Au moment de la publication de On the Road en 1957, Jack Kerouac avait déjà rédigé une grande partie de son œuvre, souvent dans l’ombre, oeuvre qu’il appelle The Duluoz Legend.
Lonesome Traveler ne suit pas la forme du « roman-rythme » propre à ses œuvres majeures comme The Dharma Bums ou Desolation Angels. C’est un livre kaléidoscopique, un carnet de bord éclaté où l’on croise le Kerouac marin, veilleur de nuit, voyageur mystique ou encore flâneur urbain. Ces récits courts et sensoriels explorent l’errance, le travail manuel, le dépouillement et la quête d’absolu — toujours avec ce mélange de prose rythmée et de méditation intérieure.
Ce recueil marque aussi un moment de bascule : Kerouac commence à se tourner davantage vers la spiritualité bouddhiste et la nostalgie d’une innocence perdue. La joie brute des premiers voyages laisse place à une conscience plus mélancolique, plus contemplative du monde.
Lonesome Traveler n’est donc pas un simple détour mineur, mais un jalon discret et lucide dans la cartographie intérieure de Kerouac.
Jack Kerouac (1922-1969) : figure emblématique de la Beat Generation, Jack Kerouac est né à Lowell, dans le Massachusetts, au sein d’une famille canadienne-française. Il grandit dans une langue et une culture double : le français de ses parents et l’anglais de l’Amérique moderne. Très tôt fasciné par l’écriture, il entame une quête spirituelle et géographique qui le mènera à sillonner les routes, les rails et les marges des États-Unis.
Son œuvre phare, On the Road (1957), écrite dans un élan de prose spontanée, devient le manifeste d’une génération en rupture avec l’American way of life. À travers ses récits — tantôt exaltés, tantôt méditatifs — Kerouac explore la liberté, l’errance, la poésie du quotidien, mais aussi la solitude et le besoin de transcendance.
Auteur prolifique mais tourmenté, il meurt prématurément à 47 ans, rongé par l’alcool. Pourtant, son souffle littéraire continue de résonner chez celles et ceux qui rêvent d’horizons mouvants et de mots lancés comme des trains en fuite.
John Ibonoco
LOOKING AT AN OLD DREAM
Jack Kerouac singing « Home I’ll Never Be »
Standing on the deck of a freighter, eyes lost toward the coast, Kerouac drifts down through America once again — no longer as a “celestial bum,” nor even as a mad tramp, speeding beside Neal Cassady in a stolen car, devouring asphalt miles on the frantic rush from New York to Frisco, but now rocked by the ocean’s sway, in a slow maritime drift. The shoreline he sees clearly from the ship is no longer a border to cross, but a blurred, brown ribbon — almost unreal, like a child’s memory flickering under the sun.
He makes out the arroyos, the canyons, the scars of the continent — and with them, the Southern Pacific tracks: that iron vein running alongside the ocean like a thread of fate, a fate that has already carried him from East to West, North to South — all the way to Mexico. What he sees isn’t just a landscape: it’s an inner America, already traveled, already dreamed. The outer world merges with his memories, and the journey becomes contemplation.
“Like looking at an old dream”: not plaintive nostalgia, but quiet recognition — the kind a man feels when he knows dreams may erode, like coastlines, but never fully disappear.
John Ibonoco
« The trip down the West Coast of America and Mexico, again, only this time at sea within full sight of the vague brown coastline where sometimes on clear days I could definitely see the arroyos and canyons of the Southern Pacific rail where it lined along the surf — like looking at an old dream. »
Jack Kerouac – Lonesome Traveler – 1960
Published in 1960, Lonesome Traveler holds a unique place in Jack Kerouac’s literary journey. Following the meteoric success of On the Road in 1957, Kerouac found himself both celebrated and besieged: thrust into the spotlight as the spokesman of the Beat Generation, he struggled to reconcile sudden fame with his longing for authenticity. It was in this context that he assembled a series of autobiographical sketches — most of them written earlier — offering a fragmented, almost documentary-style glimpse into his nomadic life.
Kerouac was, in fact, a prolific writer — deeply frustrated by the literary world’s inability to understand him. By the time On the Road was finally published in 1957, he had already written much of his life’s work, often in obscurity — a vast autobiographical cycle he called The Duluoz Legend.
Unlike the « rhythmic novel » style of his major works such as The Dharma Bums or Desolation Angels, Lonesome Traveler is kaleidoscopic: a scattered logbook where we meet Kerouac the seaman, the night watchman, the mystical wanderer, the urban drifter. These short, sensory narratives explore themes of drifting, manual labor, renunciation, and the search for the absolute — always with that distinctive blend of rhythmic prose and inward meditation.
The collection also signals a turning point: Kerouac begins to lean more into Buddhist spirituality and a deep nostalgia for lost innocence. The raw joy of early travels gives way to a more melancholic, contemplative view of the world.
Lonesome Traveler, then, is far from a minor detour — it is a quiet, lucid milestone in the interior cartography of Jack Kerouac.
Jack Kerouac (1922–1969) :A central figure of the Beat Generation, Jack Kerouac was born in Lowell, Massachusetts, to a French-Canadian family. He grew up between two worlds: the French of his parents and the English of modern America. Fascinated by writing from a young age, he embarked on a spiritual and geographical journey that led him across the roads, rails, and edges of the United States.
His landmark novel, On the Road (1957), written in a rush of spontaneous prose, became the manifesto of a generation breaking away from the American way of life. Through his stories — sometimes wild, sometimes reflective — Kerouac explored freedom, wandering, the poetry of the everyday, but also solitude and the need for transcendence.
A prolific yet troubled writer, he died prematurely at 47, consumed by alcohol. Still, his literary voice continues to resonate with those who dream of shifting horizons and words hurled like trains into the night.
John Ibonoco
N’ayant lu que « sur la route » , je découvre « lonesome traveler » et j’ai très envie de le lire, merci John 🙂
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Hello Martine,
Tu verras, son livre est constitué de plusieurs récits – plus ou moins en prose spontanée – autobiographiques. Quant à sur la route, tu peux relire la version originale Le rouleau, découverte dans ses archives et publiée en 2007 (les noms des protagonistes sont leur vrai nom : Neal Cassady, Allen Ginsberg, William Burroughs…). Je ne peux que t’inviter à lire également : Les clochards célestes.
John
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Des livres à mettre sur ma wish-list pour Noël , c’est super ! 😉
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Le style est particulier et peut surprendre. Mais on entre dans une Amérique peu connue, vécue, ressentie par ce que l’on appelait les beatniks
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Juste avant l’époque hippies 😉
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Exact Martine.
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vagabond, ‘d’.
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Merci JB, normalement, la coquille a été corrigée
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