Éloge du héros
Jorge Luis Borges évoque, dans sa préface aux Hommes représentatifs du poète Emerson, la figure des héros auxquels nous relierait une puissante faculté d’identification. Je n’ignore pas que Roland Barthesvoyait dans cette incitation à leur « accrocher notre cœur », comme Orgon idolâtrant Tartuffe, l’illustration d’une imposture, voire d’une perverse mystification de la société destinée à nous faire accepter l’insupportable. Cioran alla jusqu’à leur imputer la ruine des peuples versus les opportunistes bienveillants et conscients des limites, qui avaient sa préférence à l’égal des saints, des mystiques ou des musiciens. Mais faisons-nous l’avocat du diable : ces héros, par leur personnalité ou le récit de leurs exploits réels ou romancés, ne sont-ils pas une formidable source d’énergie et les révélateurs de la réserve de création et d’action qui gît au fond de nous. Les romans et leurs personnages « sont bons pour les vapeurs », écrivit Diderot à sa fille Angélique, le 28 juillet 1781. La bonne recette : « Huit à dix pages du Roman comique ; quatre chapitres de Don Quichotte ; un paragraphe bien choisi de Rabelais ; faites infuser le tout dans une quantité raisonnable de Jacques le Fataliste ou de Manon Lescaut, et variez ces drogues comme on varie les plantes. »
Cioran en réalité faisait le distinguo me semble-t-il entre le héros négatif, cherchant à dominer et tutoyant l’extrême au risque de tout détruire autour de lui et celui, positif, renvoyant à l’homme supérieur de Nietzsche orienté vers la puissance vitale. Dans son tout premier livre, Sur les cimes du désespoir, le Roumain évoque en effet un « héroïsme de la résistance et non de la conquête, qui se manifeste par la volonté de se maintenir sur les positions perdues de la vie. » Loin d’être une engeance qu’il faut redouter, le héros positif devient dès lors potentiellement un guide et un soutien.
L’anthropologue Tsvetan Todorov, analysant dans La vie commune, le phénomène de l’idolâtrie, évoquera la jouissance par procuration, la satisfaction par transfert, que recherchent certains caractères en profitant de la notoriété d’un personnage et de l’admiration qu’il suscite, pour partager un peu de son aura et de sa dignité. Il s’agirait-là d’un effet miroir ressemblant « aux tours de passe-passe des illusionnistes qui se soulève eux-même par les cheveux. » De telles acrobaties qui sont de l’ordre de la fiction utile participent ainsi d’une stratégie d’immunisation visant à rechercher quelque consolation ou reconnaissance substitutive en aidant le quidam à structurer son univers mental. Clément Rosset, dans Le réel et son double, évoquera ce phénomène « d’identité d’emprunt » dont les auteurs de contes pour enfants avaient depuis belle lurette intégré la vertu éducative loin des versions édulcorées, aseptisées et revisitées que les tenants chagrins de la cancel culture appellent de leurs vœux. Comme le souligne Brice Couturier dans OK Millennials!, « les contes de Charles Perrault et des frères Grimm comportaient des leçons de portée universelle sur la maîtrise de soi et les possibilités de venir à bout des épreuves de la vie. » Laissons donc le loup faire ses quatre-cent coups, Cruela chasser le dalmatien comme bon lui semble et la vilaine sorcière empoisonner Blanche-neige à son gré: ils aident nos enfants à se fabriquer de la résilience pour plus tard. Tintin au Congo, loin s’en faut, n’a pas fait de moi un raciste ou un néocolonialiste, juste un esprit critique.
Le point de vue aristotélicien exprimé par Jacques Darriulat dans son essai sur les Métaphores du Regard où il est question du héros tragique grec en tant qu’agent cathartique et modèle pour l’action morale, car « il ose librement un acte audacieux et transgresse une limite », est à cet égard instructif. Roger Caillois, dans L’homme et le sacré, considéra que l’ordre du monde invitait l’homme à vaincre ses inhibitions, « l’exemple des dieux ou des héros (l’encourageant) à passer outre ». Ceux-ci nous donnent pour ainsi dire un surcroît de choix et donc, de liberté. Par leur capacité de configurer nos expériences temporelles, comme d’une manière générale tous les systèmes de symboles, le héros vrai ou fictif, écrit Paul Ricœur – cf. Temps et récit –, possède une « fonction référentielle », le récit se révélant comme un « laboratoire de forme » dans lequel nous mettons à l’épreuve, sous l’angle de la « consistance » et de la « plausibilité », diverses « configurations possibles de la réalité ». Il nous aide à prendre la mesure du je peux. De même, le récit de leurs exploits dans la réalité provoquera ou légitimera nos audaces et apporta, selon le mot de Peter Sloterdijk, la « première bonne nouvelle » en révélant à l’homme que « sous le soleil, se produit davantage que l’indifférent et l’éternellement identique ». Ce que les héros auront réalisé prouve la possibilité du « neuf et du glorieux » et ouvre la voie de la fierté et de l’étonnement. Ils sont pour nous des répondants, des témoins d’individuation, c’est-à-dire des voulants conscients que nos actions individuelles entraînent des conséquences pour tous. Nous pourrions ici invoquer le psychologue Carl Jung : l’image de ces héros, que nous intériorisons et qui va influencer souvent inconsciemment notre rapport à autrui, est une manière d’imago quipartagera l’intimité de notre scène théâtrale individuelle avec la persona, laquelle se présente à l’inverse comme une image pour les autres, c’est-à-dire une extériorisation de soi. Les deux se complétant. Célébrons donc dans l’honorable lignée de Xénophon, d’Aristote, de Machiavel, voire de Rousseau qui dans le Contrat social tolère « l’homme extraordinaire », et malgré la réserve de cet excellent poil à gratter de Cioran dont on vient de voir le caractère nuancé du propos, les héros ! Ceux-ci, comme les génies, pourvu qu’ils soient « positifs », participent aussi de la « mémoire monumentale » qui, d’après Nietzsche, fonde le sentiment de la grandeur des peuples.
Péguy, dans Heureux les systématiques, disait qu’à tout bien peser « le débat n’est pas entre les héros et les saints », Cioran plaçant d’évidence les opportunistes dans la seconde catégorie, les uns, du moins lorsqu’ils sont négatifs, causant donc la ruine des peuples, les autres étant présumé les sauver ou a minima ne pas leur apporter le pire. Le combat majeur était, affirmait le quinzainier, « contre les intellectuels (…) qui méprisent également les héros et les saints ». Mais c’est une autre histoire…
Patrick BILON le 18 août 2022 pour News for Ibonoco
In praise of the hero
Jorge Luis Borges evokes, in his preface to the poet Emerson’s Representative Men, the figure of the heroes to whom a powerful faculty of identification would link us. I do not ignore that Roland Barthes saw in this incitement to « hang our heart » on them, like Orgon idolizing Tartuffe, the illustration of an imposture, even of a perverse mystification of the society intended to make us accept the unbearable. Cioran went so far as to impute to them the ruin of the people versus the benevolent opportunists, aware of the limits, who had his preference on a par with the saints, the mystics or the musicians. But let’s play devil’s advocate: aren’t these heroes, by their personality or the story of their real or fictionalized exploits, a formidable source of energy and the revelators of the reserve of creation and action that lies deep within us? Novels and their characters « are good for the vapors », wrote Diderot to his daughter Angélique, on July 28, 1781. The right recipe: « Eight to ten pages of the Roman comique; four chapters of Don Quixote; a well-chosen paragraph of Rabelais; infuse the whole in a reasonable quantity of Jacques le Fataliste or Manon Lescaut, and vary these drugs as one varies plants. »
In fact, Cioran made the distinction between the negative hero, seeking to dominate and going to the extreme at the risk of destroying everything around him, and the positive one, referring to Nietzsche’s superior man oriented towards vital power. In his very first book, Sur les cimes du désespoir, the Romanian indeed evokes a « heroism of resistance and not of conquest, which manifests itself by the will to maintain itself on the lost positions of life. » Far from being an engeance to be feared, the positive hero therefore potentially becomes a guide and a support.
The anthropologist Tsvetan Todorov, analyzing in The Common Life, the phenomenon of the idolatry, will evoke the enjoyment by proxy, the satisfaction by transfer, that certain characters seek by taking advantage of the notoriety of a character and the admiration that it arouses, to share a little of its aura and its dignity. It would be a mirror effect resembling « the sleight of hand of the illusionists who lift themselves by the hair. » Such acrobatics which are of the order of the useful fiction take part thus of a strategy of immunization aiming at seeking some consolation or substitutive recognition by helping the quidam to structure his mental universe. Clément Rosset, in Le réel et son double, will evoke this phenomenon of « borrowed identity » of which the authors of tales for children had for a long time integrated the educational virtue far from the watered down, sanitized and revisited versions that the chagrined supporters of the cancel culture call of their wishes. As Brice Couturier points out in OK Millennials, « the tales of Charles Perrault and the Grimm brothers contained lessons of universal significance on self-control and the possibilities of overcoming the trials of life. » So let the wolf do his thing, Cruela chase the Dalmatian as she pleases, and the wicked witch poison Snow White as she pleases: they help our children build resilience for later. Tintin in the Congo, far from it, did not make me a racist or a neo-colonialist, just a critical thinker.
The Aristotelian point of view expressed by Jacques Darriulat in his essay on the Metaphors of the Gaze (Métaphores du Regard) where it is question of the Greek tragic hero as a cathartic agent and model for moral action, because « he freely dares a daring act and transgresses a limit », is in this respect instructive. Roger Caillois, in Man and the Sacred, considered that the order of the world invited the man to overcome his inhibitions, « the example of the gods or the heroes (encouraging him) to pass beyond ». These give us, so to speak, an additional choice and thus, of freedom. By their capacity to configure our temporal experiences, like in a general way all the systems of symbols, the true or fictitious hero, writes Paul Ricoeur – cf. Time and narrative -, possesses a « referential function », the narrative revealing itself as a « laboratory of form » in which we test, under the angle of the « consistency » and the « plausibility », various « possible configurations of the reality ». It helps us to take the measure of the I can. In the same way, the account of their exploits in the reality will provoke or will legitimize our audacities and will bring, according to the word of Peter Sloterdijk, the « first good news » by revealing to the man that « under the sun, occurs more than the indifferent and the eternally identical ». What the heroes will have achieved proves the possibility of the « new and glorious » and opens the way to pride and amazement. They are for us respondents, witnesses of individuation, that is to say, conscious that our individual actions have consequences for all. Here we could invoke the psychologist Carl Jung: the image of these heroes, which we internalize and which will often unconsciously influence our relationship with others, is a kind of imago that will share the intimacy of our individual theatrical scene with the persona, which presents itself conversely as an image for others, that is to say, an externalization of the self. The two complement each other. Let us celebrate therefore in the honorable lineage of Xenophon, of Aristotle, of Machiavelli, even of Rousseau who in the Social Contract tolerates « the extraordinary man », and in spite of the reserve of this excellent itchy of Cioran whose we have just seen the nuanced character of the proposal, the heroes! These, as the geniuses, provided that they are « positive », also take part of the « monumental memory » which, according to Nietzsche, founds the feeling of the greatness of the people.
Péguy, in Heureux les systématiques, said that « the debate is not between heroes and saints », Cioran obviously placing the opportunists in the second category, the ones, at least when they are negative, causing the ruin of the people, the others being presumed to save them or at least not to bring them the worst. The major fight was, said the quinzainier, « against the intellectuals (…) who also despise the heroes and the saints ». But that is another story.
Patrick BILON on August 18, 2022 for News for Ibonoco
Merci
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