LA RUE DE BUCI MAINTENANT…
Où est-il parti
le petit monde fou du dimanche matin
Qui donc a baissé cet épouvantable rideau de poussière et de fer sur cette rue
cette rue autrefois si heureuse et si fière d’être rue
comme une fille heureuse et fi ère d’être nue.
Pauvre rue
te voilà maintenant abandonnée dans le quartier
abandonné lui-même dans la ville dépeuplée. Pauvre rue
morne corridor menant d’un point mort à un autre point mort
tes chiens maigres et seuls et ton gros mutilé de guerre
qui a tellement maigri lui aussi
et qui passe dans sa petite voiture mécanique
traversant au hasard sans savoir où aller
s’arrêtant n’importe où sans même savoir où c’est
il s’était fait une raison d’homme
une fois l’autre guerre finie
une raison avec sa voiture
une raison avec ses deux jambes arrachées
et il avait ses petites habitudes
on lui disait bonjour il connaissait tout le monde
et tout le monde le connaissait.
Et il roulait
il s’arrêtait pour boire un verre il oubliait il plaisantait
et puis il allait déjeuner
et voilà qu’encore une fois tout a encore recommencé
et il roule lentement dans sa rue
et il ne la reconnaît plus
et elle ne le reconnaît plus non plus
et la misère debout fait la queue aux portes du malheur
aux portes de l’ennui
et la rue est vide et triste
abandonnée comme une vieille boîte au lait
et elle se tait.
Pauvre rue qui ne veut plus qui ne peut plus rien dire
pauvre rue dépareillée et sous-alimentée
on t’a retiré le pain de la bouche
on t’a arraché les ovaires
on t’a coupé l’herbe sous le pied
on t’a rentré tes chansons dans la gorge
on t’a enlevé ta gaîté
et le diamant de ton rire s’est brisé les dents
sur le rideau de fer de la connerie et de la haine
et les gosses du quartier ne sortent plus de chez le boulanger souriants en mangeant la pesée
au Cours des Halles les sanguines
les petits soleils de Valence
ne roulent plus dans les balances
dans les filets des ménagères
abandonnant sur le trottoir
leurs jolies robes de papier
avec des toréadors et de belles cigarières
imprimées de toutes les couleurs
et puis des noms de villes étrangères
pour faire rêver les étrangers.
Et toi citron jaune
toi qui trônais comme un seigneur au milieu de tes Portugaises vertes
tu étais l’astre de la misère
la lumière du repas de midi et demi.
Où es-tu maintenant
citron jaune qui venais des autres pays
et toi vieille cloche qui vendais des crayons
et qui trouvais dans le vin rouge et dans tes rêves sous les ponts
d’extraordinaires balivernes des histoires d’un autre monde
de prodigieuses choses sans nom
où es-tu
où sont tes crayons…
Et vous marchandes à la sauvette
où sont vos lacets vos oignons
où est le bleu de la lessive
où sont les aiguilles et le fil et les épingles de sûreté.
Et vous filles des quatre saisons
vous êtes là encore bien sûr
mais le cœur n’y est plus
le cœur de ce quartier
le cœur de ces artères
le cœur de cette rue
et vous vendez de mauvaises herbes
et vous avez beaucoup changé.
Vos cris n’ont plus la même musique
dans votre voix quelque chose est brisé…
Et toi jolie fille
qui te promenais
et qui vivais
autour et alentour de la rue de Buci
toi qui grandissais dans ce paysage
toi qui te promenais tous les matins
avec ton chien
avec ton pain
et puis qui es partie
maintenant tu es revenue
et toi non plus tu ne reconnais plus ta rue.
La rue où tu marchais le dimanche matin
avec ton chien
et puis ton pain
tu venais à peine de te réveiller
tes yeux étaient grands ouverts
et brillaient
et tu paraissais nue sous ta robe légère
et tu souriais
heureuse qu’on te regarde
et d’être regardée
devinée désirée
caressée du regard par ta rue tout entière
par ta rue de Buci
qui fronçait le sourcil
qui haussait les épaules
qui faisait celle qui est en colère
et te montrait du doigt
et te traitait de tous les noms
Si ce n’est pas une honte
à son âge
avez-vous déjà vu ça…
et parlait d’en parler à ton père
ta rue de Buci
qui faisait l’indignée
celle qui était en colère
mais dans le fond
heureuse et fière
de ta beauté éblouissante
de ta provocante jeunesse
de ta merveilleuse pauvreté
de ta merveilleuse liberté.
1942
Jacques Prévert (1900 – 1977) in Paroles (1946), pp.211-214, Editions Gallimard, Folio, Paris, 1993, est un grand poète, scénariste, parolier et artiste français. Son style très particulier, son langage familier et ses jeux de mots feront de lui un poète populaire dont les poèmes seront ensignés dans toutes les écoles française ainsi que dans le monde de la francophonie. Il écrira également des sketchs, des chansons, des scénarios et des dialogues pour le cinéma…
BUCI STREET NOW...
Where’d he go?
the crazy little world of Sunday morning
Who brought down that dreadful curtain of dust and iron on this street…
this street once so happy and proud to be a street
like a happy girl who’s proud to be naked.
Poor street
you are now abandoned in the neighborhood
abandoned himself in the depopulated city. Poor street
dreary corridor leading from one neutral point to another neutral point
your skinny, lonely dogs and your fat war cripple.
who has lost so much weight himself
and passes by in his little mechanical car
crossing at random without knowing where to go
stopping anywhere without even knowing where it is.
he’d made himself a man’s reason
once the other war is over
a reason with his car
a reason with his two legs torn off
and he had his little habits
We’d say hello to him, he knew everyone.
and everyone knew him.
And he was driving
He’d stop for a drink, he’d forget, he’d joke.
and then he was going to lunch
and here we go again with the whole thing starting all over again.
and he’s driving slowly down his street
and he doesn’t recognize her anymore.
and she doesn’t recognize it either.
and standing misery lines up at the gates of misfortune…
on the brink of boredom
and the street is empty and sad
abandoned like an old milk carton
and she shuts up.
Poor street that doesn’t want to say anything anymore
poor and undernourished street
they took the bread out of your mouth…
your ovaries have been ripped out.
you’ve been cut off.
we shoved your songs down your throat…
we took away your cheerfulness.
and the diamond in your laugh broke your teeth
on the Iron Curtain of bullshit and hate.
and the neighborhood kids don’t walk out of the bakery smiling as they eat the weigh-in…
during the Halles les sanguines
the little suns of Valencia
no longer roll in the scales
in the nets of housewives
curbside dropping
their pretty paper dresses
with bullfighters and beautiful cigarillas…
full-colour prints
and then the names of foreign cities
to make strangers dream.
And you lemon
you who sat enthroned like a lord among your green Portuguese women…
You were the star of misery.
the light of the noon and a half meal.
Where are you now
yellow lemon that came from other countries
and you old bellhop selling pencils.
and who found in the red wine and in your dreams under the bridges
extraordinary nonsense about stories from another world.
prodigious things without a name
where are you
where are your pencils…
And you’re haggling on the sly
where are your laces your onions
where’s the blue in the laundry
where the needles and thread and safety pins are.
And you daughters of the four seasons
you’re here again of course
but the heart is no longer there
the heart of this neighborhood
the heart of these arteries
the heart of this street
and you’re selling weeds
and you’ve changed a lot.
Your screams no longer have the same music
in your voice something is broken…
And you pretty girl
walking around
and who lived
around and around Buci street
you growing up in this landscape
you who used to walk around every morning
with your dog
with your bread
and then who’s gone
Now you’re back.
and you don’t recognize your street either.
The street where you walked on Sunday morning
with your dog
and then your bread
you had only just woken up
your eyes were wide open
and shine
and you looked naked underneath your light dress.
and you smiled
glad someone’s looking at you
and being watched
desired guess
caressed by the gaze of your entire street…
by your Buci street
frowning
shrugging
who was the angry one
and was pointing at you
and called you every name
If it’s not a shame
at his age
have you ever seen this…
and was talking about telling your father.
your Buci street
indignant
the angry one
but in the end
happy and proud
of your dazzling beauty
of your provocative youth
of your wonderful poverty
of your wonderful freedom.
1942
Jacques Prévert (1900 – 1977) in Paroles (1946), pp.211-214, Editions Gallimard, Folio, Paris, 1993, is a great French poet, screenwriter, lyricist and artist. His very particular style, his familiar language and his puns will make him a popular poet whose poems will be written in all French schools as well as in the French-speaking world. He will also write sketches, songs, scripts and dialogues for the cinema…
Joli poème.
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Incontournable Prevert
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Magnifiques, ces mots de Prévert !!!
Bonne semaine John,
Amitiés 😘
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Merci Colette. Prévert reste l’un des plus grands poètes français du 20eme siècle – en ce qui me concerne.
Bonne semaine également
Amitiés
John
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Merci pour les paroles de ce grand Prévert John 😊
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