My Café Bourbon

 

(Réédition du 11 décembre 2019)

 

AU 28 RUE DES REMPARTS D’AINAY

Décembre 2019, aux alentours de midi, midi quinze, la faim est au moins là déjà depuis une bonne heure et elle attend. Elle attend tapi au fond de nos estomacs le bon moment pour se faire entendre, trépigner ou gargouiller. Et midi ? C’est justement son moment, et elle est au zénith de sa forme. Elle est la reine d’une plage horaire que peu savent éviter ou sauter quand il s’agit de limiter quelque apport en calories. Rien ne lui résiste. Rien ! pas même le travailleur stakhanoviste entêté qui s’acharne à terminer son chef-d’œuvre du matin, ni même le commerçant du coin ou l’antiquaire de la rue Auguste Comte négociant une bonne marge sur une vente délicate mais ô combien espérée – les affaires sont les affaires. Ils iront tous s’en payer une bonne tranche dans leur cantine préférée, histoire de reprendre forces et vigueur avant que ne débute le train-train de l’après-midi et que le soir ne leur tombe brutalement sur les épaules en cette période de fin d’année.

En attendant, les aiguilles de l’horloge tournent, accélérant leur rythme comme pour pousser la faim dans ses derniers retranchements. Et c’est réussi ! A présent elle hurle au premier passant venu son désespoir d’être une victime de la malbouffe, sa honte de ne connaître que les pizzas surgelées ou les menus kebab sauce harissa à sept euros cinquante, ognons, tomates, salade et frittes. Alors il faut agir vite, très vite, l’affaire est grave. Nous nous voyons dans l’obligation de demander asile et de trouver une bonne table. C’est seulement à cette condition que la faim se calmera et qu’elle cessera tout chantage. Mais trouver une bonne table, au pied levé, ce n’est pas toujours chose facile, même en cette bonne ville de Lyon réputée pour sa gastronomie et ses bouchons, restaurants typiquement lyonnais où l’on est censé vous servir des plats du cru. En effet, la réalité est tout autre… Cela fait belle lurette que bon nombre de restaurateurs vont chez Métro – leur grossiste alimentaire – pour s’y fournir en plats surgelés, tout prêts, « à la mode de chez nous… », le cuistot devenant facultatif, juste une façade réglementaire…

Le temps presse – le p’tit creux grandit, grandit tout au fond de l’estomac. Il est grand temps d’en arriver aux choses sérieuses et de passer un bon moment entre potes, enfin attablés, un pot lyonnais sur la table, dans la chaleur et le brouhaha d’une maison qui sait recevoir le client de midi, loin des attrape-touristes, loin d’un pseudo esprit à l’ancienne où l’on fait croire au gogo qu’il suffit d’une belle nappe vichy pour bien déjeuner dans le respect d’une tradition qui depuis longtemps s’est barrée vers d’autres cieux…

Sur notre droite, il y a bien la gare de Perrache et ses voix ferrées vieillissantes, usées par des années et des années de conquête du rail, mais bon ! le temps a passé et nous n’avons plus aucune adresse en tête. Plus près de nous, il y a bien la Place Carnot, mais la majorité de ses restaurants proposent des plats de brasserie classiques : salades, steak frites, steak tartare…, bref rien de bien attirant. Et il y a trop de monde, tout ce monde, tous ces piétons pressés, débouchant du tramway, métro et de la gare qui déferlent par vagues successives sur la place du matin au soir et envahissent les terrasse et la rue Victor Hugo pour aller se perdre en direction de Bellecour. Nous faisons de même et empruntons cette grande rue qui reprend ses airs d’antan. De nouvelles pierres blanches, fraîchement taillées la recouvrent d’une belle teinte et lui redonne son titre de noblesse du temps où on l’appelait au XIXème siècle Grande rue Royale. Et elle est royale tout comme le quartier qu’elle traverse : Ainay, Ainay où résida notre ami François Ier, roi bien connu de nos livres d’Histoire…

Café BourbonDevant nous, la place Ampère et son Mac Do, ses clodos et SDF, ses décalés ou déjantés qui font parfois hâter le pas du passant, apeuré… Non pas aujourd’hui ! pas de cheeseburgers ni de Coca, pas de fast-food, ce sera pour une autre fois. Nous, nous avons le temps, nous prenons le temps, nous voulons du plaisir et rien que du plaisir, celui que procure la convivialité d’une bonne tablée, alors nous savons où aller et obliquons à droite pour nous retrouver rue des Remparts d’Ainay. Notre cible est en vue, enfin ! Elle se situe au numéro 28 : le Café Bourbon. Nous nous en approchons, la faim au ventre, la soif au bout des lèvres. Il nous reste à entrer et trouver une table pour quatre. Et à midi, sans réservation, il faut parfois savoir être patient. Le store rouge étend ses bras vers la rue et nous accueille. Deux ou trois habitués bravant de petites gouttes de pluie, boivent un coup, assis à une petite table ronde métallique installée sur un petit bout de trottoir devant le café. A l’intérieur, c’est presque plein, il y a du monde, installés, discutant en attendant la terrine maison, tandis que d’autres, assis au comptoir en bois, une pression en main ou un verre de blanc posé devant eux se laissent envoûter par la magie d’un lieu qui sent bon la belle époque, celle des cafés où tout un monde hétéroclite se mélangeait le temps d’un repas…

Nous avons de la chance ! La patronne, les yeux malicieux derrière ses lunettes rondes, nous accompagne à notre table : une table en vieux bois tout au fond de la salle aux murs repeints en rouge, près des cuisines. C’est une table d’où s’échappe, gravés dans ses veines, les histoires et secrets d’une ville, ceux d’une dame âgée qui ne se racontent qu’à l’abri de la rue, à l’oreille de l’aventurier urbain cherchant à percer les mystères de Lyon.

Autour de nous, ça parle affaires, ça papote, ça mastique dur un pavé de bœuf, une quenelle ou une andouillette de chez Bobosse, ça tartine un peu de Saint-Marcelin sur un p’tit bout de pain entre deux gorgées de rouge… Les fourchettes croisent le fer avec les couteaux… décidément, c’est simple et on y mange très bien, vraiment très bien. Il règne dans ce café restaurant un air authentique et intemporel rares. Ici, au 28 de la rue des Remparts d’Ainay, le temps s’est arrêté à l’entrée du Café Bourbon pour laisser place à l’éternité qui l’a suspendu, l’instant d’un déjeuner partagé entre copains où chacun a pu sentir monter en lui la bienheureuse et rare satisfaction de savourer l’instant, de frôler du bout des doigts le plaisir de l’épicurien.

Ibonoco

AT 28 RUE DES REMPARTS D’AINAY

December 2019, around noon, noon and fifteen, hunger has already been there for a good hour and it is waiting. She waits lurking in our stomachs for the right time to be heard, to stamp her feet or to gurgle. What about noon? It is precisely her moment, and she is at the zenith of her form. She is the queen of a time slot that few know how to avoid or skip when it comes to limiting any calorie intake. Nothing can resist it. Nothing! Not even the stubborn Stakhanovist worker who is determined to finish his morning masterpiece, not even the local shopkeeper or the antique dealer on Auguste Comte Street negotiating a good margin on a delicate but oh so much expected sale – business is business. They will all go to their favourite canteen to get a good slice of it, just to regain their strength and vigour before the afternoon train starts and the evening falls suddenly on their shoulders at the end of the year.

In the meantime, the hands of the clock are turning, accelerating their pace as if to push hunger into its final stages. And it’s a success! Now she screams to the first passer-by her despair of being a victim of junk food, her shame of knowing only frozen pizzas or kebab sauce sauce harissa at seven euros fifty, onions, tomatoes, salad and chips. So we have to act quickly, very quickly, this is a serious matter. We are obliged to seek asylum and find a good table. Only then will hunger be calmed and blackmail cease. But finding a good table, at the last minute, is not always easy, even in this good city of Lyon, famous for its gastronomy and its corks, typical Lyon restaurants where you are supposed to be served local dishes. Indeed, the reality is quite different… It has been a long time since many restaurateurs have been going to Métro – their food wholesaler – to buy frozen, ready-made dishes « in the style of our own country… « , the cook becoming optional, just a regulatory facade…

Time is running out – the little hollow grows, grows deep in the stomach. It is high time to get down to business and spend a good time with friends, finally at the table, a Lyon pot on the table, in the heat and hubbub of a house that knows how to receive the lunch guest, far from tourist catchers, far from a pseudo spirit in the old-fashioned way where we make the gogo believe that it is enough to have a nice Vichy tablecloth for a good lunch in respect of a tradition that has long been blocked towards other heavens…

On our right, there is indeed the Perrache station and its aging railway, worn down by years and years of rail conquest, but well! time has passed and we no longer have any address in mind. Closer to home, there is Place Carnot, but most of its restaurants offer classic brasserie dishes: salads, fried steaks, steak tartare…, in short nothing very attractive. And there are too many people, all these people, all these pedestrians in a hurry, coming out of the tramway, metro and station which break out in successive waves on the square from morning to evening and invade the terraces and Victor Hugo Street to go and get lost towards Bellecour. We do the same and take this big street which takes back its old look. New, freshly cut white stones cover it with a beautiful hue and give it back its title of nobility from the time when it was called Grande rue Royale in the 19th century. And it is royal just like the district it crosses: Ainay, Ainay where our friend François I resided, king well known from our history books…

Café BourbonIn front of us, Ampère Square and its Mac Do, its homeless and homeless, its offbeat or crazy people who sometimes hasten the pace of the passer-by, scared… Not today! No cheeseburgers or Coke, no fast food, it will be for another time. We have time, we take the time, we want pleasure and nothing but pleasure, the kind that comes from the conviviality of a good table, so we know where to go and turn right to find ourselves on rue des Remparts d’Ainay. Our target is in sight, at last! It is located at number 28: Café Bourbon. We approach it, hungry in our stomachs, thirsty at the end of our lips. We still have to go in and find a table for four. And at noon, without a reservation, you sometimes have to be patient. The red blind extends its arms towards the street and welcomes us. Two or three regulars, braving small raindrops, have a drink, sitting at a small round metal table on a small piece of pavement in front of the café. Inside, it’s almost full, there are people, settled in, chatting while waiting for the homemade terrine, while others, sitting at the wooden counter, with a bottle of bier in their hands or a glass of white wine in front of them, let themselves be bewitched by the magic of a place that smells like the good old days, that of cafés where a whole heterogeneous world mixed for a meal…

We are lucky! The boss, with her mischievous eyes behind her round glasses, accompanies us to our table: an old wooden table at the back of the room with red painted walls near the kitchens. It is a table from which the stories and secrets of a city escape, engraved in its veins, those of an elderly woman who can only be told in the shelter of the street, in the ear of the urban adventurer seeking to unravel the mysteries of Lyon.

Around us, it talks about business, it talks about chatting, it chews a steak of beef, a quenelle or an andouillette from Bobosse, it spreads a little bit of Saint-Marcelin on a piece of bread between two sips of red… The forks cross swords with the knives… it is really simple and we eat there very well, really very well. This café restaurant has an authentic and timeless look that is rare. Here, at 28 rue des Remparts d’Ainay, time stopped at the entrance to Café Bourbon to give way to the eternity that suspended it, the moment of a lunch shared between friends where everyone could feel the blessed and rare satisfaction of savouring the moment, of brushing the pleasure of the epicurean with their fingertips.

Ibonoco

20 commentaires Ajouter un commentaire

  1. marie dit :

    Bonjour John, waouh super ton texte, la faim exprimée de cette façon originale me plaît bien et son assouvissement dans ce café repeint en rouge , j’y suis par la magie des mots bisous bon après-midi MTH

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    1. ibonoco dit :

      Bonjour Marie,
      Oui, j’avais une petite envie d’aller au resto ce midi. Et c’est possible avec les mots.
      Bon après-midi
      bises
      John

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  2. marie dit :

    A reblogué ceci sur Marie des vigneset a ajouté:
    Waouh! il est super ton texte, à tel point que je m’y suis vue dans ce café Bourbon. bon après-midi amicales pensées MTH

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    1. ibonoco dit :

      Merci Marie d’avoir reblogué mon texte.

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  3. Maux&Cris dit :

    Merci de nous permettre d’être assis avec vous dans un vrai bon bouchon !

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    1. ibonoco dit :

      C’est un plaisir. Merci çà vous d’apprécier la balade.

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  4. Un récit bien vivant sur l’envie d’aller déjeuner dans un endroit sympa!

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    1. ibonoco dit :

      Et je commence à avoir une grosse envie.

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  5. I feel like I’m in France! 🙂

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    1. ibonoco dit :

      Thank you Danielle.
      Take care 😊
      John

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        1. ibonoco dit :

          Thank you.

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  6. Lazuli Biloba dit :

    Merci pour cet « instant d’un déjeuner partagé entre copains ». Quand pourrons-nous revivre un tel instant si simple, si rare, si précieux ? Danielle

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    1. ibonoco dit :

      Bientôt je l’espère mais pas à j’importe quel prix le menu.
      John

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  7. colettedc dit :

    Un plaisir à lire et certainement agréable à fréquenter !
    Bonne journée,
    Amitiés♥

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    1. ibonoco dit :

      Merci Colette,
      Il est temps de retourner au restaurant.
      Belle journée
      Amitiés
      John

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  8. gibulène dit :

    j’avais dû commenter en décembre……. j’ai perdu mes illusions sur les ptits bouchons que je croyais authentiques. J’oublie que la Société de consommation permet de moins en moins d’authenticité…. Je note le Café bourbon……….. mais mes enfants quittent bientôt la région lyonnaise pour cause de mutation ! Bonne journée John

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    1. ibonoco dit :

      Bonjour Hélène,

      Tu vais effectivement commenté ce texte en décembre et je te confirme qu’à Lyon, il ne reste guère de vrais bouchons.
      Comme j’avais une petite envie d’aller au resto et même dans ce resto, j’ai republié ce texte. D’ailleurs, je n’ai pas trop le temps d’écrire ces temps-ci mais les bonnes choses reviendront.
      Amitiés
      Bonne journée
      John

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    1. ibonoco dit :

      Muchas gracias reblogging

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