Un moment avec Jim

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Doucement, tout doucement, je ferme les yeux sans regrets sur un monde sans saveur, sans poivre ni sel, sans cannelle ni vanille, sans souffle ni génie, sur un monde en larmes et apeuré. Je ferme mon cœur à un monde fade sans réelle couleur ni harmonie, gris et embrumé et prépare mon âme au grand voyage intérieur… un autre monde m’attend. Un monde sans passé ni avenir où chaque pensée semble suspendue dans l’espace en attendant de pouvoir s’agiter, de fermenter dans mon esprit. Un monde aux parfums rock, psychédélique, coloré par des notes et des rythmes qui sentent bon la Californie, l’insouciance, la fin des sixties et le soleil sur fond très lointain de guerre du Vietnam. Je ferme les yeux, lentement, doucement, tout doucement et que le rêve commence…

…Je me retrouve alors face à la devanture de la boutique de mon marchand de sable préféré. Des briquettes rouges cernent une grande vitrine protégée par un store à rayures vert et blanc, quelques reflets m’éblouissent légèrement – je fronce les sourcils. De l’extérieur, impossible de savoir ce qu’il se trame à l’intérieur : aucune affiche ni enseigne, aucune vibration ni son ; rien de rien ! Alors, je pose la main sur la poignée métallique, bien décidé à pénétrer à l’intérieur. Je la tourne vers le bas et pousse d’un coup sec la porte qui en s’ouvrant grince. J’en franchis le pas et entre timidement et intrigué. Le plancher craque sous mes pas mal assurés. Impossible d’être discret… mais c’est maintenant où jamais, je dois le faire, je dois y aller. Allez ! Go ! J’entre… et je passe de l’autre côté du miroir, « to the other side… ». Je rejoins l’autre rive.

Un vinyle tourne sans broncher sur une platine Technics SL 1210MK2, noire, fière avec son pitch sur le côté droit, sa lumière rouge à gauche et son plateau bien large toujours prêt à accueillir une bonne galette. On parle bien ici de la mythique platine vinyle des Djs, la seule, l’unique, de couleur grise ou noire… 33 tours par minutes, pas plus pour aujourd’hui, pas moins, juste ce qu’il faut pour écouter un bon LP. 33 tours, c’est la bonne vitesse de lecture pour un album, cela fait déjà longtemps que l’on a abandonné le format 78 tours.

Avant de m’affaler dans un vieux fauteuil en velours qui me tend les bras en signe d’invitation au voyage, je soulève délicatement le bras de la platine et positionne la cellule au niveau du dernier morceau de la face B de LA Woman. Son diamant vient creuser les microsillons qui libèrent après quelques craquements la voie – éternelle – de Jim. Une voix que tu connais et aimes ; une voix très familière qui sent l’insolence de la jeunesse et la beauté de la liberté incarnée.

Jim vient de faire son entrée dans la pièce avec Riders on the storm. Et quelle entrée ! toute en finesse, en douceur et en ondée. Dans la pièce, au-dessus de moi mais aussi tout autour, je ressens les gouttes de pluie sur mon visage, le tonnerre qui gronde, l’obscurité qui s’installe, le vent et la vitesse de la chevauchée. La musique prend vie peu à peu. Elle s’anime, m’enveloppe de ses notes folles et entre en moi pour m’entraîner vers mon être le plus profond, l’être originel. C’est un étrange voyage révélant d’autres chemins possibles, d’autres possibilités d’appréhender mes propres perceptions. La voix de Jim, le rythme, les sons, les émotions ne forment plus qu’un tout. C’est à la fois un voyage, une destination, des émotions qui affleurent à la surface de l’esprit et du cœur, des couleurs chaudes… et… et… et la vie ! Une autre vie pleine de reliefs, sans frontières ; une autre vie qui ne demande qu’à éclore, qu’à respirer et devenir plus colorée.

Je deviens alors ce cavalier de la tourmente au milieu de cet orage venant d’éclater mais sans rage aucune tandis que de fines larmes de pluie me guident toujours plus loin vers des sommets jamais atteints.

La voix de Jim m’enveloppe toujours plus et m’extirpe de cette réalité bien souvent trop monotone, prévisible et agressive, simple miroir reflétant le mirage d’un quotidien essoufflé après une course folle contre la montre. Ici, il ne reste plus que le pur et le dur, le beau et le vrai. Il ne reste plus que les couleurs chatoyantes de l’arc-en-ciel, palpables, épaisses, douces et parfumées. Ici, il ne subsiste plus que le son à l’état pur : une onde ayant sa propre logique ainsi que sa propre vie…

Le bras de la platine a terminé sa course – éphémère. Le diamant saute au-delà du dernier microsillon tandis que le disque saute en crépitant. Une éternité de quelques minutes prend fin subitement… mais la voix de Jim plane toujours dans la pièce tel un fantôme ou un condor. Je l’entends murmurer sans fin : « The music and voices are all around us… the time has come again… enter the hot dream, come with us, everything is broken up and dances. »

14 commentaires Ajouter un commentaire

  1. Complètement enfouie dans cette délicieuse lecture, une atmosphère dense, chaleureuse et poétique qui nous prend doucement dans l’épaisseur de ses mots dont les voiles se gonflent pour s’accorder au vent qui les pousse gentiment, délicatement vers les rivages de nos imaginaires, de nos rêves, de nos nostalgies. Que du plaisir ! Heureux Ibonoco d’avoir tourné cette poignée magique, d’avoir « osé » mettre le cap vers cette belle contrée mystérieuse où souffle une brise aux parfums épicés précieux, aux couleurs rares et parfois même inconnues. De très beaux instants de lecture que l’imagination retient, prolonge agréablement. Merci Ibonoco pour cette plume si poétique de ses émotions.

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    1. ibonoco dit :

      Je suis touché par votre commentaire. Derrière chaque mot, il y a de la poésie. Et chaque phrase . Merci d’avoir pris le temps de me lire.

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      1. En pointillés, mais le message est passé finalement! Merci pour ce retour et à nouveau pour cette petite perle que j’ai pris plaisir à lire!

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    2. ibonoco dit :

      Un petit problème informatique… Je disais… Et chacune de vos phrase explicite l’ambiance que j’ai voulu donner au texte. Don

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    3. ibonoco dit :

      Décidément, c’est difficile… Et chacune de vos phrases correspondent à l’ambiance du texte. Mille merci

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  2. blackbonnie64 dit :

    Merci pour ce moment d’émotion dans lequel je me suis retrouvé avec délice.

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    1. ibonoco dit :

      Merci à vous également d’avoir pris le temps de me faire part de votre émotion.

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  3. yannucoj dit :

    Je me suis moi aussi laissé entrainer dans les rouages de la machine, ce fut un réel moment de délice que cette lecture, ou plutôt cette plongée dans les méandres du subconscient aux allures de rite chamanique.

    Bon, heureusement, l’Histoire (avec un grand Hash) a retenu de Jim Morrison ses talents de poésie bien davantage que ses coupes de cheveux !

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    1. ibonoco dit :

      Je te remercie. Jim est intemporel. 😊

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  4. lanefauxmillerunes dit :

    Bizarrement ( mais sans surprise) j’étais certaine d’entendre ce morceau sans avoir encore mis le volume , alors que je n’en étais qu’à la lecture du titre 🙂 « Elle s’anime, m’enveloppe de ses notes folles et entre en moi pour m’entraîner vers mon être le plus profond, l’être originel.  » Vous avez tellement bien su décrire la magie de cette musique … Je crois que je vais aller de ce pas chercher un peu de Jim au fond de mon fauteuil ( parce que je n’ai hélas pas de platine vinyle ^^ sous la main)

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    1. ibonoco dit :

      C’est une musique et une voix qui – au fil du temps – n’ ont jamais cessé de distiller sa magie. A chaque écoute, je la découvre ainsi que l’époque dans laquelle elle s’inscrit. 😊

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